POLITIQUE
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Aboubakar Cissé : l'islamophobie a une fois de plus poignardé l'humanité dans le dos
Indignation générale après qu'un Malien, du nom de Aboubakar Cissé, a été froidement assassiné le 25 avril en France alors qu'il priait dans une mosquée. C'est le dernier incident du genre dans ce pays où l'islamophobie prend de l'ampleur.
Aboubakar Cissé : l'islamophobie a une fois de plus poignardé l'humanité dans le dos
Manifestations à Paris contre la mort de Aboubakar Cissé... / AA
5 mai 2025

Imaginez un jeune homme de 24 ans. Il s’appelle Aboubakar Cissé. À La Grand-Combe, une petite ville de moins de 5 000 habitants, il gagne sa vie humblement en tant que maçon. Originaire du Mali, il a émigré en France il y a quelques années à peine. Tous les vendredis, jour le plus sacré pour les musulmans, il se porte volontaire pour nettoyer la mosquée locale de Khadidja.

Un matin de vendredi, comme tant d’autres, Aboubakar se rend à la mosquée Khadidja pour accomplir la prière de l’aube. Un autre jeune homme, Oliver Hadzovic, d’origine bosniaque, s’approche de lui et lui demande de lui apprendre à prier. Aboubakar, bienveillant et sincère, accepte avec le sourire. Ensemble, ils commencent la prière. Mais au moment où Aboubakar se prosterne, Oliver Hadzovic sort un couteau et commence à le poignarder dans le dos. Près de 50 coups. Au-delà de Aboubakar, il poignarde toute une humanité, toute une idée de coexistence, toute une promesse de paix.

Des milliers de personnes, à travers la France, sont descendues dans les rues pour crier leur douleur et leur colère : « L’islamophobie et le racisme tuent. » Et aujourd’hui, une question douloureuse demeure : pourquoi Aboubakar Cissé n’est plus en vie?

Pour y répondre, il faut regarder la réalité en face. L’islamophobie ne vient pas du néant. Elle se nourrit de discours politiques stigmatisants, de lois discriminatoires, de récits médiatiques biaisés, de silences complices. Elle s’infiltre dans les regards, les institutions, les algorithmes.

L'héritage de 1789 s'est-il réduit en une simple bulle de rhétorique?

L’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, publiée au lendemain de la Révolution française, stipule que « les droits naturels et imprescriptibles de l’homme sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». La « sûreté » mentionnée ici fait directement référence à la protection du droit à la vie.

Pourtant, dans la France d’aujourd’hui, des citoyens musulmans sont agressés à la sortie des mosquées en raison de leur identité religieuse, subissent des violences verbales ou physiques dans la rue à cause du port du voile, ou sont contraints de respecter des restrictions spécifiques dans les écoles. Ces réalités sont en totale contradiction avec les principes universels hérités de la Révolution.

Cela soulève une question fondamentale : quelle est la portée réelle du droit à la sécurité pour des millions de musulmans en France?

La réponse est malheureusement limpide : l’idéal d’égalité universelle de 1789 devient conditionnel lorsqu’il s’agit de certaines identités.

Pour comprendre ce glissement, il est indispensable d’examiner de plus près la France d’aujourd’hui.

De la visibilité à la menace : population, migration et perception

Les musulmans représentent environ 10 % de la population française. Ce chiffre fait d’eux la première minorité religieuse du pays, tout en suscitant des réflexes islamophobes de plus en plus visibles. Les femmes voilées, les fidèles dans les mosquées, les commerces halal — tous symbolisent une présence musulmane dans l’espace public.

Mais cette visibilité est trop souvent perçue non comme une richesse, mais comme une menace culturelle. Ce climat, où une réalité démographique se transforme en peur politique, éloigne progressivement la France de son image historique de patrie des libertés acquises en 1789.

Bien qu’elle ait été l’un des premiers pays européens à entrer en contact avec des populations musulmanes, la France est aujourd’hui l’un de ceux où l’islamophobie est la plus manifeste.

Ce préjugé, déjà exacerbé après les attentats du 11 septembre, s’est traduit par des lois successives : interdiction du voile à l’école en 2004, du niqab en 2011, et du burkini en 2016. La vague de violences et de discriminations qui a suivi les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan a touché de plein fouet les femmes musulmanes.

Dans le regard d’une partie de l’opinion publique, la montée en visibilité des musulmans, liée aux vagues migratoires, s’est confondue avec des peurs collectives : l’insécurité, la crise économique, la perte des repères culturels.

Dans les discours politiques, les lois et les médias, les musulmans ont été peu à peu érigés en figures de l’altérité, voire en boucs émissaires d’un malaise national.

Les attaques contre les musulmans trouvent leur origine dans les politiques gouvernementales

Selon le rapport « Islamophobie en Europe » publié par la Coalition européenne contre l’islamophobie (CCIE), basée à Bruxelles, les plaintes déposées en 2023 par des personnes victimes d’incidents liés à leur identité musulmane ont augmenté de 25 %. La majorité des plaignants étaient des citoyens français.

Le rapport souligne également qu’après la légalisation de l’interdiction de l’abaya en France en 2023, on a observé une hausse significative des cas de discrimination visant des jeunes filles portant des vêtements longs ou amples dans les établissements scolaires et les espaces publics.

Parallèlement, le nombre d’attaques islamophobes contre les mosquées a également augmenté.

Enfin, le rapport indique que 80,03 % des attaques visant des musulmans en 2024 trouvent leur origine dans les politiques gouvernementales — un chiffre alarmant qui interroge directement la responsabilité de l’État dans la normalisation de l’islamophobie.

Une discrimination légalisée par la loi

La loi sur le « renforcement du respect des principes de la République », entrée en vigueur en 2021 en France, avait été initialement présentée comme un outil de « lutte contre le séparatisme islamiste ».

Ce texte, qui comporte plusieurs dispositions affectant directement la vie sociale de la communauté musulmane, a suscité de vives critiques.

Beaucoup y ont vu une atteinte aux droits et libertés des musulmans — des critiques largement ignorées, puisque la loi a tout de même été adoptée.

Elle porte un coup sévère aux principes fondateurs de la République : liberté, égalité, fraternité. Et surtout, elle fragilise la cohésion sociale ainsi que la culture du vivre ensemble.

La mise en œuvre de mesures telles que la surveillance accrue des mosquées et des associations, la réduction de la visibilité des femmes voilées dans l’espace public ou encore la suppression du droit de choisir un médecin selon ses convictions religieuses, contribue à faire des musulmans une catégorie suspecte aux yeux de la société.

Ces pratiques normalisent l’ingérence de l’État dans le mode de vie des groupes confessionnels, et légitiment par conséquent les préjugés sociaux.

Une femme portant un foulard qui entre dans un établissement scolaire est souvent soumise non seulement aux regards suspicieux, mais aussi à une surveillance légale. Cela révèle une vérité brutale : les libertés fondamentales ne s’appliquent pas de manière égale à tous. Cette inégalité altère la paix sociale et alimente une discrimination systémique.

Et cette discrimination, lorsqu’elle devient banalisée, peut évoluer en violence physique, voire en meurtre. C’est exactement ce qui est arrivé à Aboubakar Cissé.

Du discours politique à un climat toxique

Les incendies criminels visant des mosquées, les attaques contre les domiciles de familles musulmanes, ainsi que les agressions physiques et verbales envers des femmes portant le voile — principalement en France mais également dans d’autres pays européens — sont les conséquences directes d’un climat social profondément toxique.

Les médias jouent un rôle central dans l’alimentation de cette atmosphère. Il suffit de parcourir la presse ou d’allumer la télévision, notamment en France, pour trouver des dizaines d’articles et de reportages associant l’islam au terrorisme, à la violence, à la haine ou à une menace pour l’ordre public.

Ce discours médiatique, souvent partial, sensationnaliste et stigmatisant, contribue à façonner un stéréotype manipulateur des musulmans. À cela s’ajoute la rhétorique des leaders politiques d’extrême droite, dont la montée en puissance réduit les victimes au silence tout en renforçant l’assurance des agresseurs. Progressivement, les réflexes islamophobes se banalisent et deviennent un simple bruit de fond dans le flot d’actualités.

Le discours du président Emmanuel Macron sur le « séparatisme islamique » s’inscrit également dans cette dynamique. Présentée comme une défense de la laïcité, cette rhétorique contribue en réalité à présenter la communauté musulmane comme un corps étranger. Macron affirme que certains groupes musulmans forment des « sociétés parallèles » qui s’opposent aux « valeurs républicaines ».

Pourtant, au lieu de prévenir un séparatisme réel, cette approche généralise la méfiance et jette le soupçon sur des millions de musulmans pacifiques.

Quant à Marine Le Pen, candidate emblématique de l’extrême droite, ses déclarations vont encore plus loin. Qualifier l’islam d’« idéologie contraire aux valeurs françaises », le voile de « symbole de l’islamisme radical », et les mosquées de « structures séparatistes » revient à fabriquer une altérité dangereuse.

Même si ces propos n’appellent pas directement à la violence, ils banalisent la haine, légitiment la stigmatisation et préparent, dans l’esprit de certains, le terrain à des actes de violence « justifiables ».

Le silence légitimé

Alors que le climat nourri par le discours politique continue de s’étendre, certaines organisations de la société civile poursuivent leur combat contre l’islamophobie.

Certaines sont qualifiées d’« ennemies de la République » et sont dissoutes. D’autres tentent, tant bien que mal, de faire entendre un message d’« égalité citoyenne » sur les réseaux sociaux, dans les rues ou sur les places publiques. Mais les médias traditionnels, eux, restent largement sourds aux appels de ces voix marginalisées.

Dans cet environnement saturé de discours dominants, ce ne sont plus les victimes que l’on entend, mais les auteurs de violence. La voix des agresseurs couvre celle des agressés. Et le seul son qui résonne encore est un silence — un silence devenu, au fil du temps, presque légitime.

Le double standard dans la défense des droits des femmes

Le voile est sans doute le symbole le plus visible de l’islam. En conséquence, les femmes musulmanes sont souvent plus exposées à la discrimination islamophobe que les hommes. Dans ce contexte, certaines questions méritent d’être posées.

Alors que de nombreuses voix défendent avec force l’égalité des femmes dans l’espace public, où sont-elles lorsque des femmes musulmanes sont discriminées en raison de leur voile, porté pour des raisons identitaires et spirituelles?

Les droits des femmes ne s’appliquent-ils qu’aux femmes occidentales et laïques?

Les femmes voilées ne correspondent-elles pas à la définition de la femme « libre » défendue par ces mouvements?

La réponse met en lumière un double standard manifeste, ainsi qu’une sensibilité sélective que les sociétés occidentales appliquent en matière de libertés individuelles. Le silence face à cette contradiction affaiblit la légitimité même de la lutte pour les droits des femmes.

Islamophobie : il ne s’agit pas de respect, mais du droit à la vie

Malheureusement, les politiques menées par l’État et les discours hostiles relayés par les médias laissent craindre, dans les jours à venir, une légitimation croissante des attaques contre davantage de personnes. L’hostilité engendrée et entretenue par le discours politique et les dynamiques sociales forme un cercle vicieux qui s’intensifie jour après jour.

La violence dirigée contre cette communauté diabolisée ne relève plus seulement de crimes isolés ; elle est le produit d’une négligence sociale et d’une indifférence politique durables.

Aujourd’hui, la lutte contre l’islamophobie ne peut plus se résumer à un simple appel au respect. Elle est devenue une responsabilité vitale : celle de protéger des vies humaines. Aboubakar n’a été ni le premier, ni le dernier.

Si l’État, les médias et les citoyens ne prennent pas cette responsabilité au sérieux, nous verrons malheureusement encore d’innombrables pancartes « Justice » brandies sur les places des grandes villes européennes, au nom d’autres innocents.

La lutte contre l’islamophobie n’est donc pas une question de respect : c’est une exigence fondamentale de défense du droit à la vie.

L’auteure Betül Uygur est analyste des dynamiques post-coloniales entre la France et les pays africains francophones. Ses travaux portent sur les interactions entre les médias, les politiques publiques et les représentations des diasporas africaines dans l’espace européen.

Clause de non-responsabilité : Les opinions exprimées par l’auteur ne reflètent pas nécessairement celles de TRT Afrika.

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