POLITIQUE
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Sahel : de la Françafrique à "l’africanisation" des noms de rues
Ces derniers temps, les rues du Sahel ont changé de nom à un rythme remarquable car l’emprise post-coloniale portée par la Françafrique est ébranlée dans les pays du continent. L'Afrique veut écrire sa propre histoire.
Sahel : de la Françafrique à "l’africanisation" des noms de rues
Des Nigériens manifestent contre le coût élevé de la vie et la présence de l'armée française dans leur pays - Septembre 2022 / Getty Images
20 mai 2025

Par Betül Uygur

À Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, le boulevard qui portait le nom de l’ancien président français Charles de Gaulle a été rebaptisé au nom de Thomas Sankara, leader révolutionnaire et figure emblématique du panafricanisme.

À Niamey, capitale du Niger, le nom de Charles de Gaulle a de nouveau été effacé, remplacé cette fois par celui de Djibo Bakary, l’un des pionniers de la lutte pour l’indépendance du pays.

La Côte d’Ivoire a annoncé un plan à long terme pour remplacer, d’ici 2030, tous les noms de rues et d’avenues d’origine coloniale par des noms reflétant l’identité africaine. Et ce ne sont là que quelques exemples.

Quelle est donc la véritable signification de ces changements ?

Que cherche-t-on à effacer, et que veut-on faire apparaître à la place ?Ces questions appellent une lecture croisée de l’histoire, de la politique et de la sociologie. Elles touchent à des enjeux profonds : qui mérite d’être commémoré, qui doit être oublié, et qui doit servir d’exemple pour l’avenir ?

Il fut un temps où se tenir en présence d’un diplomate français était considéré comme un honneur pour les Africains. Aujourd’hui, des ambassadeurs français sont déclarés persona non grata dans plusieurs pays du Sahel.

Paris annonce la libération du Français arrêté au Niger - TRT Afrika

La France a annoncé jeudi la libération du Français Stéphane Jullien, conseiller des Français de l'étranger basé au Niger, qui avait été arrêté par les forces de sécurité nigériennes le 8 septembre dernier.

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Autrefois, certains Africains voyaient dans le drapeau tricolore un symbole aussi sacré que leur propre étendard ; désormais, ils serrent les poings devant lui en scandant : « France, dégage! »

Jadis perçues comme rassurantes, les bases militaires françaises étaient pour beaucoup un tronc d’arbre protecteur. Aujourd’hui, leurs branches sont coupées une à une : les soldats français sont expulsés. Cet arbre ne donne plus d’ombre ; au contraire, il est vu comme un obstacle à la lumière du soleil.

Il fut aussi un temps où porter des vêtements confectionnés par des tailleurs français, faire ses études à Paris, parler un français soutenu… tout cela était considéré comme un signe de distinction sociale.

Aujourd’hui, ces mêmes sociétés revendiquent fièrement leur identité africaine. Les portraits de François Mitterrand ou de Charles de Gaulle qui ornaient les murs ont laissé place aux photographies de Thomas Sankara.

Le slogan « Vive la France! » a été remplacé par « Vive l’Afrique libre! »

Les petits-enfants de ceux qui disaient autrefois « Merci, la France » se souviennent aujourd’hui du prix que leurs ancêtres ont payé. Une nouvelle conscience s’éveille. Une mémoire se reconstruit. L'Afrique francophone africanise sa mémoire et réécrit sa souveraineté.

Et ce voyage, de 1960 à nos jours, témoigne d’un continent qui reprend la plume pour écrire sa propre histoire.

Le droit à l'autodétermination : une promesse non tenue

Le droit à l'autodétermination a-t-il réellement permis aux peuples africains de forger leur propre destin?

L’autodétermination fut bien souvent un artifice politique pour calmer les revendications, sans jamais céder un réel pouvoir. On entretenait l’illusion d’un peuple capable de tracer sa propre voie, de choisir son avenir librement.

Et pourtant, ces sociétés, parmi les plus brutalisées de l’histoire, méritaient les lendemains les plus dignes et les plus lumineux. Mais dans la réalité, ce droit s’est souvent limité à des frontières dessinées à la règle sur des cartes coloniales, et à des cérémonies de lever de drapeaux soigneusement mises en scène.

En 1960, le continent africain fut proclamé ‘émancipé’ par les puissances coloniales. En quelques semaines seulement, le Niger, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Tchad et le Mali déclarèrent leur indépendance. Cette année fut surnommée l’Année des indépendances.

Mais les anciens maîtres chassés par la porte, étaient déjà revenus par la fenêtre, et dictaient à nouveau les règles du jeu.

L’aspiration des peuples africains était claire : déterminer leur propre destin. Mais la plume qui écrivait ce destin restait aux mains d’autrui. Pour le Sahel, entre les doigts de la France.

Comment la France est-elle parvenue à garder cette plume entre ses mains?

Le néo-parrainage français en Afrique : des gouverneurs coloniaux à la présidence des républiques indépendantes

La France a facilité l’arrivée de jeunes talents africains sur son territoire afin qu’ils y poursuivent des études supérieures. Une fois diplômés, nourris de culture française, maîtrisant parfaitement la langue française et imprégnés des valeurs occidentales, ces jeunes retournaient dans leur pays d’origine.

Devenus cadres instruits, ils intégraient l’appareil d’État comme hauts fonctionnaires. Et bien que disposant d’un ancrage social limité, la France leur assurait un appui décisif qui les propulsait aux plus hautes sphères du pouvoir.

Niger: la junte ordonne l'expulsion de l'ambassadeur de France - TRT Afrika

La junte militaire au pouvoir au Niger a ordonné jeudi l'expulsion de l'ambassadeur de France dans une lettre adressée au ministère français des Affaires étrangères.

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À cette époque, la France faisait figure de vitrine ultime pour les élites africaines.

Des figures telles qu’Idriss Déby, Félix Houphouët-Boigny, Omar Bongo ou Léopold Sédar Senghor comptent parmi ceux que la France avait elle-même façonnés — convaincus d’écrire l’histoire de leur nation. Une fois au pouvoir, ils maintinrent un contact permanent avec Paris pour garantir leur survie politique.

Dans cette relation gagnant-gagnant, ces figures emblématiques servaient les intérêts français, tandis que la France assurait leur maintien au pouvoir.

Le Sahel était dirigé par des élites qui connaissaient bien la France, mais peu l’Afrique. Peut-être auraient-elles pu apprendre à mieux connaître leur continent, à tisser un lien plus authentique avec leurs peuples.

Mais, consciemment ou non, beaucoup ont choisi de rester dans l’orbite de la France. Certains pour préserver leur pouvoir personnel, d’autres parce qu’ils ne concevaient pas d’autre modèle possible.

Mais le résultat fut le même : la France les avait formés à son image — et la plume restait entre les mains de la France.

Françafrique, Eurafrique, Réseaux, Le Pré Carré…

Pourquoi le bras de fer entre la France et la junte nigérienne se durcit-il ? - TRT Afrika

Dernière action en date dans ce duel à distance, des milliers de partisans du coup d'État ont organisé un rassemblement à Niamey pour demander le retrait des troupes françaises du Niger.

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Grâce aux élites qu’elle avait elle-même façonnées, la France a progressivement acquis tous les privilèges possibles dans les domaines politique, économique et militaire.

Elle y a installé des bases militaires, instauré une monnaie commune-le franc CFA- et imposé le transfert d’une partie des réserves de ces pays à la Banque de France. Elle a positionné de grandes entreprises françaises (Total Énergies, Bolloré, Orange) comme acteurs dominants dans des secteurs vitaux tels que les transports, les communications et l’agriculture.

Ce système fut baptisé Françafrique. D’autres l’ont surnommé autrement: Eurafrique, les Réseaux, le Pré Carré…

Alors que la France voyait décliner son statut parmi les grandes puissances mondiales après la Seconde Guerre mondiale, elle a commencé à considérer l’Afrique à la fois comme une source économique vitale et comme une zone d’influence géopolitique stratégique. Et sa vision s’est largement réalisée. Elle a continuellement élargi sa sphère d’influence dans la région.

En tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, elle a su obtenir le soutien des pays africains. En échange, elle leur a offert un intérêt superficiel, maquillé en « soutien ».

L’élément central de ce système résidait dans la présence de bases militaires. Les accords de coopération militaire, conclus au nom de la paix et de la stabilité, avaient transformé la France en véritable marionnettiste. Elle soutenait les dirigeants africains les plus dociles, tant qu’ils restaient alignés sur ses intérêts-les éliminait par des coups d’État dès qu’ils s’en écartaient.

Ce n’est certainement pas un hasard si, parmi les 27 coups d’État survenus en Afrique depuis 1990, 19 ont eu lieu dans des pays francophones.

L’Afrique était bel et bien devenue l’arrière-cour stratégique de la France.

Francophonie: La plume est plus forte que l’épée!

Bien sûr, la France n’a pas seulement utilisé des moyens militaires et politiques. Elle a instrumentalisé la Francophonie comme un outil d’assimilation culturelle en Afrique.

Dans les années 1960, l’Afrique francophone regardait le monde à travers des lunettes façonnées par l’imaginaire colonial français. Tout ce qui était français était presque sacré, tandis qu’être africain était souvent méprisé.

La France avait réussi à faire oublier son passé colonial. Elle était devenue un guide, un modèle culturel, parfois même un symbole de civilisation. On écoutait RFI, on regardait TV5 Monde. Les chansons à la mode à Paris étaient reprises partout en Afrique.

Tout le monde rêvait de voir la tour Eiffel. La littérature française était omniprésente, et parler français devenait un marqueur de distinction sociale.

Comme l’a dit Félix Houphouët-Boigny, ancien président de la Côte d’Ivoire, établir des relations étroites avec la France revenait à « s’intégrer à la civilisation ».

La France a su transformer cette situation en une opportunité stratégique qu’elle avait elle-même façonnée. Tout ce qui était français s’est diffusé dans toutes les sphères de la société comme un agent d’assimilation insidieux. Et cette dynamique n’a pas été imposée uniquement par le haut: beaucoup ont fini par l’intérioriser, consciemment ou non.

« Qui nomme, domine », disent les Français. Et fidèle à cet adage, la France a inscrit ses mots, ses héros et sa langue dans les rues africaines — parfois même avec la bénédiction des peuples concernés.

Car elle savait que la plume est plus forte que l’épée.

Du colonialisme mental à l’éveil mondial : le nouveau cri de l’Afrique

Au sortir de la guerre froide, la France poursuivait la mise en place de son système en Afrique. Mais un nouvel ordre mondial multipolaire s’installait, et la mondialisation faisait émerger de nouveaux regards. Grâce aux avancées technologiques, l’accès à l’information s’est démocratisé. Les Africains ont commencé à lire non seulement les livres français, mais aussi d’autres voix du monde.

Et peu à peu, les questions ont surgi.

Burkina Faso : après la suspension de l’aide de la France, comment le pays va-t-il tenir? - TRT Afrika

La France a annoncé, dimanche soir, la suspension de son aide au développement et son appui budgétaire au Burkina Faso. Le pays  accueille cette décision dans un contexte de crise après avoir apporté son soutien aux putschistes  au Niger.

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Le prétendu soutien de la France, les dirigeants assassinés, les coups d’État appuyés en coulisses, les groupes terroristes entraînés et armés par Paris… tout cela troublait profondément l’Afrique. Alors que les peuples exprimaient leur malaise, la France persistait : elle soutenait d’autres coups d’État, renforçait sa présence militaire et durcissait sa posture.

Les opérations lancées après 2013, notamment Barkhane, se sont révélées inefficaces. Au lieu d’apporter la paix, elles ont exacerbé le paradoxe sécuritaire. La présence militaire, censée protéger, devenait un symbole d’occupation et de domination.

C’est à ce moment-là que le changement s’est accéléré en Afrique. Les équilibres internes ont commencé à se redessiner, portés par une jeunesse de plus en plus consciente.

Les aspirations démocratiques se sont multipliées. Ce système n’était plus tenable. Les pays du Sahel ont alors commencé à expulser les soldats français, à renvoyer les ambassadeurs.

En outre, d’autres puissances internationales ont accru leur présence. L’Afrique a rencontré la Turquie — qui défendait une approche fondée sur le principe du gagnant-gagnant, et appelait à “des solutions africaines pour l’Afrique”.

Elle a retrouvé, avec la Fondation Maarif, une forme d’élégance éducative, a reçu l’aide de la TIKA (l’Agence turque de coopération et de développement), a envoyé sa jeunesse étudier via la YTB (Présidence des Turcs de l’étranger et des communautés apparentées). Dans cette région meurtrie par la poigne de fer, la diplomatie humanitaire a marqué une vraie différence.

À la place des soldats français, certains pays ont accueilli les paramilitaires russes du groupe Wagner. Et là où les grandes entreprises françaises proposaient autrefois des prêts ou des chantiers, les entreprises chinoises ont pris le relais.

Et l’Afrique a bien compris : « La France ne nous protège pas, elle nous utilise ! »

« Partenariat égal » : L’Afrique croyait aux contes de fées. Mais c’était une autre époque.

Alors que l’Afrique s’efforçait d’effacer les traces de la France de ses rues et de sa mémoire, Emmanuel Macron s’est lancé dans une opération de reconquête symbolique, espérant regagner le cœur de ceux à qui la France avait pris leurs joyaux.

Il a promis d’ouvrir une nouvelle page: « Nous affronterons l’héritage colonial. Nous établirons un partenariat égal avec l’Afrique. » Discours après discours, il en a dessiné les contours, vantant un modèle rénové de coopération.

Mais l’Afrique, désormais, ne se contentait plus de paroles, elle exigeait des actes. Et les réalités du terrain, issues d’un système enraciné depuis des siècles, parlaient bien plus fort que les déclarations prononcées à Paris.

Quand le Sahel écoute ces promesses françaises, c’est comme s’il fredonnait une chanson que tout le monde connaît par cœur :

« Parole, parole, parole… »

L’Afrique prend la plume pour écrire sa propre histoire

Désormais, c’est elle qui tient la plume pour tracer sa propre voie. Chaque mot qui coule de son encre rappelle la sueur, les larmes et le sang de ses ancêtres. Elle ne joue un rôle secondaire dans son propre histoire : elle en est à la fois l’actrice principale et la metteuse en scène. Elle monte sur scène et proclame : « Je suis là, je joue mon rôle. »

Elle fait tomber les symboles et entre dans l’ère de l’éveil. En rebaptisant ses rues, elle rend hommage à ses héros autochtones, réaffirme sa mémoire et reconstruit sa souveraineté. Tout comme la Haute-Volta devenue le Burkina Faso-la “Terre des Hommes intègres”-, inspirée par son propre peuple.

Aujourd’hui, l’Afrique crie haut et fort : « L’Afrique aux Africains! France, dégage! »

Forte de la puissance de son passé, elle efface les vestiges coloniaux et façonne son avenir. Cette fois, dans sa propre langue!

L’auteure Betül Uygur est analyste des dynamiques post-coloniales entre la France et les pays africains francophones. Ses travaux portent sur les interactions entre les médias, les politiques publiques et les représentations des diasporas africaines dans l’espace européen.

Clause de non-responsabilité : Les opinions exprimées par l’auteur ne reflètent pas nécessairement celles de TRT Afrika.

SOURCE:TRT Afrika
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