FRANCE
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Islamophobie en France: les racines d’une haine institutionnalisée
L’assassinat d’Aboubakar Cissé illustre l’explosion violente d’une islamophobie ancrée dans le débat public français. Hommes politiques, médias et milliardaires ont progressivement banalisé une rhétorique antimusulmane désormais institutionnalisée.
Islamophobie en France: les racines d’une haine institutionnalisée
Des centaines de personnes se rassemblent à Paris pour commémorer le fidèle musulman tué Aboubakar / Anadolu Agency
12 mai 2025

Éric Zemmour, Pascal Praud, Vincent Bolloré, Cyril Hanouna...: la liste des contempteurs médiatiques de l’islam et des musulmans en France est longue et non-exhaustive. Elle est la concrétisation d’un plan de bataille réfléchi qui frise la guerre idéologique. 

Si la première séquence de cette véritable névrose collective a débuté il y déjà trois décennies, avec l’avènement de la personnalité politique de Jean-Marie le Pen, une deuxième étape décisive s’est profilée ces dernières années à travers la tribune médiatique offerte à des éditorialistes et animateurs obnubilés par l’Islam et les musulmans. Conséquence directe de cette deuxième vague islamophobe, une troisième étape, violente celle-ci, semble se dessiner aujourd’hui via le passage à l’acte de terroristes fanatisés par ces discours haineux. 

Le terrible assassinat le 25 avril dernier d’Aboubakar Cissé, alors qu’il effectuait sa prière, dans la mosquée de La Grand-Combe (Gard), -revendiqué par un individu aux motivations islamophobes-, a ainsi rappelé, s’il le fallait, la persistance et l’amplification d’un inquiétant racisme antimusulman en France. En témoigne la réaction pour le moins timide et tardive du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, qui n’a même pas eu la décence de retenir le nom de la victime qu’il a qualifiée "d’individu" pendant une interview accordée à BFM TV. Le numéro deux du gouvernement a également refusé, à l'instar de la quasi-totalité de l'intelligentsia française, d'employer le terme "Islamophobie" pour qualifier cet attentat. 

Afin de comprendre les mécanismes de cette haine qui ne dit pas son nom, il faut remonter le fil d’une idéologie qui s’est progressivement normalisée, portée par des acteurs politiques, médiatiques et économiques clés. Au micro de TRT Français, le politologue Thomas Guenolé, offre une grille de lecture essentielle pour décrypter cette évolution.  

Un terreau historique: de Mitterrand à la banalisation de l’extrême droite  

Selon Thomas Guenolé, ancien chroniqueur de Cyril Hanouna qui a récemment accusé, sur X, Pascal Praud et Cnews d’être responsables de la mort d’Aboubakar Cissé, "François Mitterrand est personnellement responsable du retour de l’extrême droite dans le paysage politique" français. Dans les années 1980, le président socialiste aurait "ouvert les vannes délibérément de l’exposition médiatique à l’extrême droite pour affaiblir la droite", permettant au Front National (FN) de sortir de la marginalité. À l’époque, "être d’extrême droite était immoral et socialement interdit", rappelle le politologue. Mais en offrant une tribune médiatique à ces idées, Mitterrand a contribué à légitimer un discours jusqu’alors confiné aux franges radicales.  

Cette stratégie a culminé avec l’arrivée de Florian Philippot, ancien numéro 2 du FN, décrit par Guenolé comme un acteur clé de la "normalisation" du parti. "Il parlait comme un homme politique normal", souligne-t-il, ajoutant que Philippot a "mis en place un système de propagande complet" pour séduire un électorat réceptif. Cette phase marque un tournant : l’extrême droite n’est plus perçue comme une menace, mais comme une force politique ordinaire, estime l'intellectuel qui a lancé "Uppercut TV", un média en ligne pour lutter contre la propagande d'extrême-droite. 

Les médias, accélérateurs de la haine : Zemmour, Praud et l’ère Bolloré  

Le paysage médiatique français joue ainsi un rôle central dans la diffusion des thèses islamophobes. Thomas Guenolé identifie Éric Zemmour, chroniqueur chez Laurent Ruquier dans les années 2000, comme l’un des premiers à avoir brouillé les frontières entre droite et extrême droite. "Le Zemmour de l’époque était au point d’équilibre entre la droite et l’extrême droite et a joué un rôle déterminant dans le processus de fascisation des esprits". Secondé par sa compagne Sarah Knafo, le président du parti Reconquête incarne cette porosité, martelant à l'envi ses théories islamophobes et xénophobes sur les plateaux télévisés.  

CNews, chaîne détenue par Vincent Bolloré via le groupe Vivendi, est par conséquent devenue le fer de lance de cette normalisation. Pascal Praud, animateur star de la chaîne, y diffuse régulièrement des propos alarmistes sur l’islam. Pour Guenolé, "médiatiquement, c’est Pascal Praud" qui structure ce récit haineux. La chaîne, qualifiée de "Fox News à la française", cultive de ce fait un climat de peur, associant systématiquement islam et insécurité. Vincent Bolloré, homme d’affaires influent, a imposé en effet une ligne éditoriale ultra-droitière, transformant CNews en caisse de résonance redoutablement efficace.  

Marine Le Pen et le RN : de la dédiabolisation à la radicalisation 

Du côté de la classe politique, Marine Le Pen, ancienne présidente du Rassemblement National (RN), a indubitablement réussi sa stratégie de "dédiabolisation". Pourtant, sous couvert de modération, le parti maintient une rhétorique anti-immigration et anti-musulmane virulente. Guenolé relève que des figures montantes comme Jordan Bardella, actuel président du RN qui refuse lui aussi d'avoir recours au concept d’islamophobie, ne sont pas des "génies du mal", mais des relais d’une idéologie simpliste : "Bardella est avant tout un ignare Islamophobe et arabophobe". Le RN profite d’un "électorat fragilisé par les crises économiques et sociales et canalise ses peurs vers un ennemi fantasmé : l’islam". 

Cette porosité entre droite et extrême-droite est également incarnée dans la classe politique actuelle par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. Pourfendeur du voile islamique et tenant d’une ligne d’affrontement avec l’Algérie, l’ancien député de Vendée, a progressivement radicalisé son discours dans la perspective de prendre la tête de son parti, Les Républicains (LR). Il fait de l’islam sa principale cible afin de remporter cette élection interne et ainsi devenir le candidat naturel de la droite à la présidentielle de 2027. 

Des chercheurs comme Vincent Geisser, auteur de La Nouvelle Islamophobie (2003), ou Marwan Mohammed, sociologue spécialiste des discriminations, soulignent que cette haine s’enracine dans un contexte de "rejet des partis politiques traditionnels et des élites médiatiques". 

Le rejet de l'islam est de ce fait devenu un dénominateur commun des partis populistes et sert de marqueur idéologique prétendument transgressif. Thomas Guénolé situe plus généralement ce climat hostile dans une dynamique historique enclenchée par les attentats du 11 septembre 2001. "La figure fantasmé du Musulman catalyse un rejet viscéral depuis les attentats du World Trade Center et la France n’y échappe pas’, assure-t-il.  

Assassinat d’Aboubakar Cissé : un acte loin d’être isolé

Entre janvier et mars 2025, 79 actes anti-musulmans ont été recensés, soit 72 % de plus que sur la même période en 2024, selon la direction nationale du renseignement territorial (DNRT) 

Pourtant, les réponses politiques restent rares. Jean-Luc Mélenchon, leader de La France Insoumise (LFI), est l'un des seuls hommes politiques de premier plan à dénoncer régulièrement "l’islamophobie d’État", tandis que des associations comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) qui pointaient l’impunité de ces discours haineux ont été dissous. 

L’assassinat d’Aboubakar Cissé n’est donc pas un acte isolé, mais le symptôme d’une France fracturée et en perte de repères dont l'obsession anti-musulumane sert de paravent idéologique. Comme le résume Thomas Guenolé, "s’il n’y avait pas des débouchées médiatiques et politiques pour cette partie de l’électorat imprégnée d’islamophobie, cette violence serait moins systémique. Les responsabilités sont partagées : des politiques ayant instrumentalisé l’extrême droite, des médias avides de polémiques, et des élites économiques comme Bolloré, prêtes à sacrifier l’éthique sur l’autel de l’audimat.  Face à cette montée, la société civile et une partie de la gauche tentent de résister. Mais sans un sursaut collectif, les attentats comme celui du Gard risquent de se multiplier, alimentés par des discours qui, hier encore, étaient cantonnés aux marges.  


TRT Global - Aboubakar Cissé, victime de l’islamophobie

Le meurtre particulièrement sauvage et filmé d’Aboubakar Cissé par Olivier H à l’intérieur de la mosquée Khadija de La Grand-Comb marque un tournant pour les musulmans qui dénoncent la négation de l’islamophobie et l’indifférence générale.

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