C’est un nouvel épisode dans le long combat que mènent élus et associations de Martinique et de Guadeloupe pour obtenir la reconnaissance et des réparations dans ce scandale sanitaire. Après avoir interdit le chlordécone en 1990 en métropole, l’État a autorisé la poursuite de l’utilisation du pesticide chlordécone dans les Antilles, à la demande des producteurs de bananes.
La justice française est pour le moins très lente et très prudente dans ce dossier. Si hier, la cour administrative d’appel de Paris a reconnu, comme en première instance, que “l’État a commis des fautes en accordant des autorisations de vente d’insecticides à base de chlordécone, en permettant leur usage prolongé, en manquant de diligence pour évaluer la pollution liée à cet usage, y mettre fin, en mesurer les conséquences et informer la population touchée”, elle ne condamne l’État qu’à verser une indemnisation à une dizaine de plaignants seulement qui ont fourni des tests sanguins et des preuves de la présence de chlordécone dans leur environnement quotidien.
Le chlordécone, un pesticide cancérogène
Si la Cour reconnaît la faute de l’État c’est qu’elle est flagrante. Le chlordécone était interdit depuis 1976 aux États-Unis et il était à l’époque reconnu comme perturbateur endocrinien, neurotoxique (dangereux pour le système nerveux), reprotoxique (altérant la fertilité) et classé cancérogène dès 1979 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En autorisant son utilisation après 1990, l’État ne pouvait ignorer les mises en garde des autorités internationales.
La Cour administrative a toutefois refusé de reconnaître le stress engendré par la perte de proches ou le fait de vivre dans un environnement contaminé puisque les sols des Antilles sont encore imprégnés de ce produit. Selon une étude de l’Anses et de Santé publique France menée en 2012-2014, environ 90% de la population antillaise est contaminée au chlordécone.
L’association guadeloupéenne Vivre fait partie des plaignants. Son président, Janmari Flower, a réagi fermement à cet arrêt du 11 mars : “La lutte continue, nous allons épuiser tous les recours, nous iront sans doute en cassation, voire devant la Cour européenne des droits de l’Homme, pour faire valoir que, même si le chlordécone n’est plus présent dans votre corps, il y a toujours un risque de tomber malade et surtout parce que le chlordécone se transmet aux descendants, jusqu’à la troisième génération.” Des tests menés sur des rongeurs ont mis en évidence ce risque de transmission, mais il reste encore à réaliser des études similaires sur des humains.

Énorme manifestation ce samedi 19 octobre à Fort-de-France à l'appel du RPPRAC. Le mouvement annonce la reprise des barrages dès lundi. PourJustin Daniel, politologue à l’Université des Antilles, cette colère est le signe d'un malaise social.
“Nous sommes des Français à part!”
Flower a également critiqué le fait que la justice se base sur des connaissances scientifiques dépassées, soulignant que le chlordécone provoque aujourd’hui bien d’autres maladies comme des insuffisances cardiaques (étude canadienne de 2024) ou la maladie de Parkinson. “Ici, nous nous focalisons seulement sur le cancer de la prostate, cela exclut toutes les femmes, et ensuite l’anxiété n’est pas irrationnelle, elle est réelle aux Antilles.”
Depuis 2021, des tests d’exposition au pesticide sont disponibles pour le grand public aux Antilles et leur utilisation est en hausse constante. Les taux de cancer de la prostate y sont parmi les plus élevés au monde. Le chlordécone a été utilisé entre 1970 et 1993 aux Antilles et dès 1975, l’espérance de vie ne cesse de stagner dans les deux îles. Janmari Flower veut y voir un lien direct avec l’utilisation prolongée du chlordécone. Ce pesticide est aujourd’hui encore présent dans les sols, dans l’eau et dans les produits agricoles de la région.
Les Antillais ont également porté le dossier devant la justice pénale pour faire reconnaître l’empoisonnement de la population, à l’instar des scandales de l’amiante ou du sang contaminé. Cependant, en janvier 2023, la justice n’a pas reconnu la notion d’empoisonnement parce qu’il n’y avait pas d’intention d’empoisonner sols et populations malgré les avertissements de l’OMS dès 1979 concernant l’utilisation de ce pesticide.
Ce dossier sanitaire cristallise la colère de nombreux Antillais face à un État qui rechigne à dépolluer les sols, et à indemniser les victimes. “Ici c’est à nous de prouver que nous avons été contaminés, alors que c’est à l’État de prouver que nous n’avons pas été exposés”, a ajouté Janmari Flower. “Il y a un renversement de la preuve qui est inique, mais qui ne nous surprend pas, puisque nous sommes une néo-colonie. Nous sommes des Français entièrement à part et pas à part entière.”